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Les musulmans et la gauche par Salma Yaqoob

lundi 24 octobre 2005, par Kader AM

Salma Yaqoob est membre fondateur de la coalition Respect et est connue comme militante contre la guerre en Grande Bretagne. Elle était candidate au parlement à Birmingham pour la coalition Respect aux élections générales de 2005 et est arrivée en deuxième position avec 27% des voix. Ceci est son discours lors de Marxism, la série de conférences et de débats organisée chaque année par le Socialist Workers Party à Londres, quelques jours après les attentats du 7 juillet 2005 - cet événement était bien entendu au centre du débat politique à ce moment.

Ma présence à ce meeting est quelque chose que je ressens d’une façon vraiment particulière. Je pensais que nous célébrerions le travail fantastique accompli depuis l’année dernière par le mouvement anti-guerre et par Respect. Mais bien entendu, les attentats récents de Londres ont changé cela.

Pendant que je regardais les évènements se dérouler à la télé, je me suis souvenue de ce que j’avais ressenti, le 11 septembre 2001, en regardant le déroulement d’évènements similaires. Et en comparant ma réaction aux deux situations, j’ai réalisé à quel point j’avais changé - un changement intérieur qui ne peut être déconnecté de votre impact sur moi.

Après le 11 septembre 2001, je ne pouvais pas de débarrasser de la peur. Je ressentais un grand pessimisme vis-à-vis du futur. Avec mes amis, nous avons commencé à nous demander si en tant que musulmans, nous étions en sécurité en Grande-Bretagne. Et si nous devions partir, dans quel autre pays pourrions nous aller ? Même si je me considérais comme une personne relativement intégrée, étant une psychologue, ayant été à l’université et ayant divers amis non-musulmans, j’ai commencé à me demander combien de non-musulmans nous comprenaient vraiment, nous faisaient confiance, nous défendraient ? Bien que tout le monde portait le deuil des victimes du 11 septembre, d’une certaine façon, ma compassion ne comptait pas autant que celle des non-musulmans. Je savais que j’allais être forcée de condamner les attentats, encore et encore, d’une façon qui n’était pas exigée de mes concitoyens.

Après les attentats du 7 juillet 2005, il y a eu beaucoup de similarités avec la manière dont la communauté musulmane a été diabolisée après le 11 septembre mais il y avait aussi une différence importante. Cette fois, je ne me suis pas sentie seule. Cette fois, je n’ai pas ressenti ce pessimisme écrasant. Cette fois, je savais qu’il y aurait des dizaines de milliers de personnes qui comprendraient que lorsque notre gouvernement fait exploser des bombes dans les pays d’autres personnes, cela augmente la probabilité que quelqu’un fasse exploser des bombes dans nos rues en représailles. Le fait qu’un le sondage d’opinion dans le Guardian a montré que les deux tiers des londoniens ont vu un lien direct entre les explosions de Londres et l’invasion de l’Irak, malgré les dénégations désespérées de Blair, a montré la valeur des militants anti-guerre dans leur formation et information de la culture politique de ce pays. Le fait que la vague de racisme juste après les attentats n’a pas été aussi grave qu’elle aurait pu l’être montre la valeur du travail du mouvement anti-guerre pour aider à renforcer les barrières contre le racisme dans ce pays. Tout ces choses, et d’autres encore, montrent la valeur du travail des simples militants du mouvement anti-guerre à travers tout le pays. Grâce à la collaboration entre la gauche et la communauté musulmane au sein du mouvement anti-guerre, vous m’avez redonné espoir et je vous en remercie.

J’ai décrit à de nombreuses reprises le soulagement que j’ai ressenti en croisant des socialistes (ndt : au sens de militants de gauche et d’extrême-gauche) faisant campagne contre la guerre. Cela a marqué pour moi le début d’un nouveau voyage. Mais ce voyage n’a pas été sans ses hauts et ses bas. Au tout début, quand la coalition Stop The War (ndt : « Stoppons La Guerre ») s’est formée, j’ai été confrontée à des socialistes qui se sont constitués en fraction contre la participation des musulmans au mouvement anti-guerre. Ils disaient « nous ne voulons pas de Salma Yaqoob à la tribune, parce qu’elle porte un voile » ; que la seule présence visible de musulmans à des positions proéminentes dans la coalition Stop The War minait d’une certaine façon sa nature de mouvement large et laïque ; que l’expérience de la révolution iranienne prouvait que la gauche et les musulmans ne pouvaient ni ne devaient jamais travailler ensemble. Je ne pouvais pas comprendre leur réaction. Je pensais : Qu’est-ce que l’Iran a à voir avec moi ? Pourquoi sont-ils si obsédés par un bout de vêtement sur ma tête ? Pourquoi ne peuvent-ils voir les musulmans que comme un bloc monolitique et réactionnaire ? Ces attitudes ont été surmontées mais elle ont fait des dommages. De nombreux musulmans qui sont venus aux premières réunions sont partis quand ils ont vu les gens se lever et dire qu’ils ne voulaient pas travailler avec les musulmans. Ils ont dit si vous ne voulez pas travailler avec les musulmans, alors nous ne voulons pas travailler avec vous. Cela a été un recul sérieux, cette perception existe encore dans les communautés musulmanes de ce que signifie travailler avec la gauche.

Je me suis souvenue de cette expérience la semaine dernière en croisant par hasard Tarik Ramadan. Il a commencé à me raconter ce qu’il se passait en France entre la gauche et les musulmans - et je n’arrivais pas y croire. Les arguments idéologiques qui sont avancés par des personnes qui ne sont pas à la marge, mais bien au centre de notre mouvement global. Des personnes comme Bernard Cassen, qui est un des directeurs du Monde Diplomatique, et président d’honneur d’ATTAC. Il a même attaqué le SWP et Respect, en disant que la gauche compromettait ses principes les plus fondamentaux en travaillant avec les musulmans de la façon dont nous l’avons fait en Grande-Bretagne. En disant au fond qu’il ne voulait pas contaminer la partie européenne de notre mouvement avec l’expérience britannique.

Je veux parler de ces questions parce que je pense qu’il est vraiment important que nous participions activement aux débats en Europe. Cette présentation mono-dimensionnelle des musulmans comme un bloc monolithique et réactionnaire doit être contestée. Comme toute communauté, la communauté musulmane est une mosaïque de différentes communautés, expériences et points de vue politiques. Par exemple, quand j’ai été candidate à Birmingham aux dernières élections générales, la plupart des candidats rivaux étaient des musulmans. Il y avait un candidat musulman libéral-démocrate, un candidat musulman indépendant et un candidat musulman conservateur, tous se présentant contre moi. J’ai été aussi celle qui a été la plus attaquée par les extrémistes musulmans qui allaient autour de la mosquée avec des tracts, dans des camions munis de haut-parleurs, disant que je n’étais plus musulmane puisque je travaillais avec des athées et que c’était haram (interdit religieux, en arabe dans le texte). D’un autre coté, j’étais sujette à des attaques d’un autre groupe de musulmans très anxieux qui veulent désespérément, parce qu’ils se sentaient très effrayés et vulnérables, et de façon très compréhensible parce que c’est la réalité dans laquelle nous vivons, être acceptés par le courant dominant. Ils veulent se réfugier derrière un grand parapluie comme le Parti Travailliste et ils disent que moi et mes semblables, en parlant franchement comme je le fais, augmentons la menace qui pèse contre la communauté musulmane,

Par exemple, le même samedi où j’ai rencontré Tariq [Ali], j’intervenais dans une table ronde lors d’un meeting à l’université d’Oxford. La plupart des autres intervenants étaient musulmans. J’ai été calomniée, non par la salle qui s’est révélé pleine de sympathie à mon encontre, mais par des intervenants de la table ronde, membres éminents du Parti Travailliste et des Libéraux-Démocrates, tous musulmans, qui disaient que j’amenais les musulmans dans un cul-de-sac. Que travailler avec ces extrémistes (c-a-d des gauchistes), n’était pas ce que les musulmans devraient faire dans l’immédiat. Nous avons assez d’ennuis comme ça. Donc, nous ne devrions pas nous allier avec ces autres marginaux. J’ai dit oui, je sais que nous sommes marginaux et qu’ils sont marginaux en termes de politique conventionnelle, mais nos valeurs ne sont pas marginales. Nos valeurs de paix et de justice sociale sont partagées par une grande majorité de gens et c’est précisément sur ces valeurs que l’on peut s’unir. Et de toute façon, toutes les positions politiques de principe commencent invariablement par être marginales à l’extérieur, avant d’être plus largement adoptées. L’opposition à la guerre de Bush contre la terreur a commencé avec ses projets d’attaque de l’Afghanistan et nous étions alors très marginaux dans notre opposition. Ce n’était pas une position très populaire ! Mais à partir de cette opposition politique de principe, nous avons posé les fondations d’un mouvement anti-guerre immense, global.

La difficulté dans la construction de mouvements sociaux et d’alternatives politiques plus fortes est de ne jamais perdre de vue ce qui nous unit et je crois que les gens comme Cassen et d’autres dans la gauche française, sont devenus aveugles en ce qui concerne ce point élémentaire. A l’échelle de l’Europe, plus la gauche laissera tomber ses préjugés sur les musulmans, et développera clarté et courage politique pour s’engager avec les musulmans, plus notre mouvement sortira renforcé, pas affaibli.

Je pense que nous avons fait de ce coté, des pas importants en Grande-Bretagne et que d’autres pourraient en apprendre quelque chose. Je pense que c’était un échec tragique de la gauche française de ne pas faire de même et que c’était un des facteurs les plus importants qui explique pourquoi leur mouvement anti-guerre n’a pas atteint les niveaux de la Grande-Bretagne, de l’Italie, de l’Espagne, de la Grèce. Je ne crois pas en l’argument qui consiste à dire que le fait que les français n’ont pas envoyé leurs troupes était un facteur défavorable à la construction d’un mouvement large parce qu’on aurait pu dire ça aussi de la Grèce et pourtant leur mouvement était l’un des plus impressionnants en Europe. Un des problèmes clés a été un manque de clarté sur comment construire des alliances avec les musulmans, sur certains principes.

Quand je parle aux musulmans, je suis très consciente que je dois amener les gens à mon niveau. Pour faire ça de façon efficace, on doit évidemment établir un rapport avec les gens, à partir de là où ils en sont. Et cela signifie être capable de parler à partir d’un paradigme qui leur parle et qui me parle. Cela veut dire creuser en profondeur dans les sources coraniques, à propos de la vie du Prophète, à propos de la solidarité, de la justice, parce qu’elles sont toutes là. Exactement comme dans toute idéologie ou religion, vous avez des schismes et des interprétations différentes, et je crois comprendre que c’est la même chose avec la gauche ! La centralité du combat pour la justice dans ma foi a été central pour mon engament dans une lutte politique plus large. Plus je lis le Coran, plus je deviens convaincue que c’était non seulement quelque chose que je voulais faire politiquement, mais quelque chose que je devais faire en tant que musulmane. Que ce n’est pas compromettre mes principes mais l’expression de mes principes de travailler avec des non-musulmans de cette manière. Que la ligne de division la plus importante est entre ceux qui se soulèvent contre l’oppression et ceux qui approuvent l’oppression, que ce soit dans notre famille, dans notre communauté ou notre société dans son ensemble. On ne peut être que d’un coté ou de l’autre de cette ligne.

L’ironie du sort, c’est que ces gens qui se considèrent comme des musulmans tellement purs qu’ils ne peuvent pas travailler avec des athées, ont en fait beaucoup plus en commun avec ces gens à gauche qui se considèrent comme des laïques tellement purs qu’ils ne veulent pas que nous, les croyants, les polluions. Donc je pense qu’être dogmatique n’est pas le seul privilège des personnes religieuses.

Ce qui est dangereux c’est que si nous mettons ces barrières dans notre esprit, si nous devenons des idéologues puritains, nous sommes à coté de la plaque. Parce que dans l’immédiat, au coeur de l’ordre du jour néo-libéral, une des choses qui lui permet d’avancer, ce sont les attaques contre les musulmans, et l’islamophobie qui la justifie. Nous ne pouvons pas ignorer cette réalité. Donc, si la gauche tombe dans ce piège, et s’empêtre dans cet argument de savoir si on peut travailler avec des personnes non-laïques, quand en réalité ce sont les personnes qui sont opprimées dans l’immédiat, ce sera un échec.

Si nous voulons que notre mouvement soit fort, si nous voulons créer la plus grande force possible contre le vrai ennemi actuel, alors nous devons avoir une base unitaire réelle pour ça. Cela implique que les personnes religieuses et les personnes non-religieuses agissent ensemble sur un programme politique clair. Je ne parle pas d’une approche à l’eau de rose du genre « tenons-nous par la main ».

A présent je me retrouve dans la curieuse position d’avoir plus en commun avec des militants athées et socialistes qu’avec quelques uns de mes frères et soeurs musulmans. Mais pour moi, ce n’est pas un compromis. Pour moi, c’est vraiment l’expression de ce que je comprends de la notion islamique de la justice. Si vous voulez appeler ça internationalisme socialiste et que j’appelle ça notion islamique de solidarité fraternelle, ce n’est pas important pour moi, pour autant que cela signifie que nous travaillons pour la solidarité avec tous ceux qui sont opprimés dans le monde.

Et vous savez, quand je me tiens ici et que je dis que je crois qu’un autre monde est possible, je ne parle pas seulement du paradis, je parle de ce monde, ici et maintenant. Je suis fière de dire que je suis une des fondatrices de Respect - et c’est une expérience intéressante. Je ne savais pas moi-même où ça irait. J’ai juste senti que nous devions faire quelque chose de ce genre. Je savais que j’avais plus en commun avec des syndicalistes, avec ces gens qui luttent pour l’environnement, avec ces gens qui se battent pour les droits des travailleurs, avec ces gens qui font une campagne incessante contre la guerre, qu’avec ceux qui prétendent parler en mon nom, dans le Parti Conservateur, ou dans le gouvernement Travailliste, ou ces gens insipides du parti Libéral-Démocrate. C’est pour ça que Respect existe. C’est pour une alternative à la politique de l’impérialisme et du néo-libéralisme. C’est très clair que c’est cela notre point commun, et ce que nous mettons de côté, nous le mettons de côté de façon consciente.

Je sens que cette expérience a porté des fruits. Quelques fois, cela signifie aller dans l’inconnu, et ce que nous créons est un peu inconnu. Je ne peux pas vous dire exactement comment tout ça va se goupiller. Mais ce que nous ne devons pas faire, c’est dire que l’état socialiste idéal est comme ceci, et l’état islamique idéal est comme cela, et que par conséquent les deux ne peuvent jamais commencer à travailler ensemble, que par conséquent les musulmans et les socialistes ici ne travaillent pas. Je ne pense pas que ce soit la bonne approche. Et je pense qu’en allant dans l’inconnu avec des bases claires et de principes, en mettant l’accent sur notre terrain commun, nous commençons à construire de vraies relations et nous allons forger une vraie alternative politique à la politique des guerres et des privatisations. C’est la base selon laquelle nous opérons dans Respect et je crois que nous avons établi un modèle important d’engagement politique.

Je vais terminer avec une citation du Coran : elle dit "Défends la justice, même si c’est contre toi-même, ta famille, qu’ils soient riches ou pauvres". Ce que je lis dans ce verset, c’est que c’est facile d’être juste avec les gens qui sont comme nous. Le vrai test c’est se battre pour des personnes qui sont différentes de nous, et qui ne croient pas nécessairement dans les mêmes choses que nous. Et j’entends un écho de cette idée en lisant ce que Lénine a écrit en 1902 quand il disait que quand les gens se soulèvent pour une augmentation des salaires, ce sont de bons syndicalistes, mais quand ils se soulèvent pour empêcher que les juifs soient attaqués, alors ce sont de vrais socialistes.

Notre solidarité est notre force,

Merci beaucoup.


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